Victor Hugo sur les routes de la Marne Personnalités
PERSONNAGES
1802 - †1885
Lundi, vers cinq heures du soir, je quittais Montmirail en me dirigeant vers la route de Sézanne à-Épernay. Une heure après j’étais à Vaux- Champs, et je traversais le fameux champ de bataille. Un moment avant d’y arriver j’avais rencontré sur la route une charrette bizarrement chargée. Pour attelage un âne et un cheval. Sur la voiture, des casseroles, des chaudrons, de vieux coffres, des chaises de paille, un tas de meubles ; à l’avant, dans une espèce de panier, trois petits enfants presque nus ; à l’arrière, dans un autre panier, des poules. Pour conducteur, un homme en blouse, à pied, portant un enfant sur son dos. A quelques pas, une femme, marchant aussi, et portant aussi un enfant, mais dans son ventre. Tout ce déménagement se hâtait vers Montmirail comme si la grande bataille de 1814 allait recommencer.
— Oui, me disais-je, on devait rencontrer ici de ces charrettes-là il y a vingt-cinq ans.
— Je me suis informé, ce n’était pas un déménagement, c’était une expatriation. Cela n’allait pas à Montmirail, cela allait en Amérique. Cela ne fuyait pas une bataille, cela fuyait la misère. En deux mots, cher ami, c’était une famille de pauvres paysans alsaciens émigrants, à qui l’on promet des terres dans l’Ohio, et qui s’en vont de leur pays sans se douter "queVirgile a fait sur eux les plus beaux vers du monde il y a deux mille ans. Du reste, ces braves gens s’en allaient avec une parfaite insouciance. L’homme refaisait une mèche à son fouet, la femme chantonnait, les enfants jouaient. Les meubles seuls avaient je ne sais quoi de malheureux et de désorienté qui faisait peine. Les poules aussi m’ont paru avoir le sentiment de leur malheur.
Cet indifférence m’a étonné. Je croyais vraiment la patrie plus profondément gravée dans les hommes. Cela leur est donc égal, à ces gens, de ne plus voir les mêmes arbres ?
Je les ai suivis quelque temps des yeux. Où allait ce petit groupe cahoté et trébuchant ? Où vais je moi-même ? La route tourna, ils disparurent.
J’entendis encore quelque temps le fouet de l’homme et la chanson de la femme, puis tout s’évanouit.
Extrait de : Le Rhin, lettre à un ami. 1842
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